ECHO DE SAINT-PIERRE N° 48 - Novembre 1992

AU LAPIN BLANC, UN ENDROIT DE REVE ...

Je me hasarde peut-être un peu en feignant de le croire tout seul. Mais, pour ma part, c’est toujours ainsi que je l’ai connu...
D’autres pourront vous dire, sans doute, qu’il avait des compagnons. La preuve ?... Une très vieille photographie où l’on voit l’enseigne “Aux lapins Blancs”. N’empêche que je n’en ai toujours connu qu’un seul. Votre curiosité est toute aiguisée, et je pense que vous êtes déjà sur la voie...

Le lapin blanc ?
... Un endroit de rêve, à l’époque où, par les belles journées des dimanches de printemps et d’été, l’on pouvait enfin s’asseoir et se rafraîchir. Enfin ! ... Faites-le, vous revenez donc du Dellec, qu’il soit grand ou petit, ou tout simplement de Sainte-Anne, à pied bien entendu, quelle question ! ... Oui, revenez ainsi, sous la chaleur de vous m’en direz des nouvelles. Et puis, surtout, marchez en chantant haut et fort, pas en fredonnant. Il faut bien que Saint-Pierre sache que vous arrivez, que diable...Tous unis par le bras, prenant la largeur du chemin ce qui n’est pas un exploit, une bande de copains et de copines, avec quelquefois le garde-champêtre en son beau milieu, revient de la plage de Sainte-Anne. O, vieille chapelle, qu’il est bon de te voir, ne serait-ce que pour annoncer la presque fin de la côte, puis encore, ce raidillon de Pont-a-Louët où les chaussures, même simples espadrilles, auraient tendance à patiner. Et encore avons-nous la chance de nous donner le bras. Pensez donc à ceux qui ne le peuvent, ayant les paniers et les sacs “de la journée” à traîner, sans oublier landaus et poussettes. Eh oui !...

Mais le lapin blanc dans tout cela ?... C’est vrai qu’on aurait pu l’oublier. Pour un certain temps du moins. Ceux qui arrivaient là-haut, au Cruguel, le voyaient déjà tel un mirage ... Le mot n'est pas de trop par ces fortes chaleurs ! Et bien ! Vous le devinez enfin, notre lapin blanc, notre bistrot n’est plus bien loin. Là, au dernier tournant de Kernabat, avant d’aborder la descente vers les Quatre-Pompes. Pas de grands espaces... Convivialité avant tout, la maison, admirablement située, regarde vers le bourg de Saint-Pierre. Tout comme sa porte, son enseigne est des plus modestes. Il est vrai que la clientèle est assurée. En plus du “débit”, il est d’ailleurs utile de vous le dire, que vous y trouvez aussi l’épicerie, et tout ce que vous cherchez pour casser une petite croûte si la soif vous en laisse encore le désir. Au fait ! Pourquoi d’ailleurs franchir cette porte ? ... Vous serez bien mieux sous la tonnelle à l’ombre des sureaux et d’autres plantes grimpantes que certains appellent, on ne saurait trop pourquoi, polygonums. Allez chercher cela ! ... Bref, il faut vous asseoir puisque vous avez la chance d’avoir quelques chaises disponibles.

Chaises en fer, bien sûr ! Trop solide n’a jamais nui ! ... Qu’il est bon de s’y laisser tomber, sans crainte. Une odeur toute spéciale des grandes fleurs blanches vous fait goûter, un peu plus, le plaisir de la halte. Quelques bouteilles bleues au siphon métallique, circulent de table en table. C’est de l'eau de seltz ... Sans doute que c’est gratuit ... Mais l’on n’est pas venu pour cela. Pour les hommes principalement, il faut du plus coloré. Je vous laisse tout à votre choix... Peut-être faudra-t-il, cependant, un certain temps avant d’étancher votre soif... Mais prenez ce temps, c’est le lieu idéal. Bien à l’ombre, reposez-vous, regardez... Appréciez ces deux dames en coiffe, Marie et Jeanne, aidées de Clet, le frère, et parfois de Marguerite, la fille, qui vous servent avec tant de gentillesse. Savourez votre bonheur d’avoir quelques sous en poche pour vous permettre encore cette fantaisie. D’autres ne les ont pas. La preuve, voyez-les passer, s'égosillant à chanter en regardant vers vous. Dans leur voix, il y a comme un petit quelque chose ... Qu’ils continuent puisqu’ils ont tout dépensé ! ...

Le lapin blanc a une attirance que les autres n’ont pas. Sa tonnelle, on y est bien et puis sa cour. Tout un programme cette cour, avec ses piles de casiers... Le commerce marche bien, c’est sûr. Si vous avez tendance à tanguer, en ces jours de fête, ne prenez pas le petit escalier aux pierres assez douteuses qui vous mène vers la route des Quatre-Pompes. Afin de reprendre vos sens, allez donc voir la partie de boules dans cette vieille baraque noire qui est venue s’installer là après la guerre de 14. Ses allées sont parfaites, et les joueurs à la hauteur de l’endroit, juste au-dessus du fameux escalier... Quelques touffes de verdure agrémentent le paysage. Je pense ici aux boucles d’oreilles et autres arbustes qui voisinent avec ces plantes cassantes aux larges feuilles qui n’ont d’égales que sur la côte, vers la Maison Blanche... à côté des escaliers également.

Et puis, s’il le faut, enfin partir, et il le faut, avant d’aborder le premier croisement, à trente mètres de là, retournez-vous encore une fois. Encore une fois, pour regarder ce lieu enchanteur que vous allez encore fixer dans votre mémoire. Sur le pignon du jeu de boules, quelques “réclames” incitatrices : dubo, dubon, dubonnet ; et puis suez, et puis encore amer-picon, martini et que sais-je ? Ceci était le passé, et notre Lapin Blanc a disparu, gardant chaleur et mystère, en cette fin d’après-midi du vendredi 11 août 1944, lors du bombardement le plus mémorable de la guerre sur la région brestoise. Une énorme bombe ne lui en n’a pas laissé une pierre... Adieu nos lapins, notre “lapin blanc”...

F. KERGONOU