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ECHO DE SAINT-PIERRE N° 262, avril 2014



1944-1945 : souvenirs d’une adolescente

Août 1944. J’ai 14 ans, j’habite Saint-Renan, à 12 Km de Brest.
Depuis plusieurs semaines, le siège de Brest a commencé. Les Américains ont libéré Saint-Renan, mais n’y sont pas restés.


Dans notre petite ville, l’atmosphère est tendue. Dans toutes les familles, ou presque, on héberge des parents, des amis, venus surtout de Brest. Ils attendent que la ville soit libérée pour pouvoir rentrer chez eux. Tous les soirs, Renanais et réfugiés se retrouvent sur une hauteur, près du "champ de foot" ( aujourd’hui, on dirait le terrain de sport) : de là, on peut apercevoir quelque chose de Brest, mais hélas, ce sont souvent de grandes flammes d’incendies qui apparaissent au loin, et beaucoup se demandent : "est–ce ma maison qui brûle ?" Mais on perd courage et il est toujours quelqu’un pour dire : "Le clocher de Saint Martin est encore debout !"

Les Renanais solidaires des Brestois   
Le 14 Août, dans la matinée, un bruit circule de rue en rue : les Allemands ont autorisé la population civile qui vit encore à Brest à quitter la ville. Il y a deux routes ouvertes : celle de Landerneau et celle de Saint-Renan.
Alors les Renanais s’organisent… On recense les locaux encore vacants, on transporte des matelas dans les écoles, on improvise des cantines… Tout le monde s’y met ! Pourtant, nous, les "ados", nous avons du mal à trouver notre place. Partout on nous trouve trop jeunes pour nous confier une tâche utile ! Soudain, une de nous a une idée : les réfugiés brestois qui arrivent sont fatigués, ils ont chaud, ils ont soif, ils sont chargés… Si nous allions à leur rencontre, jusqu’à Tycolo par exemple, pour leur donner à boire et les aider à porter leurs paquets ? Et nous voilà partis avec des bouteilles d’eau, des remorques à vélo. Je revois cette foule de gens, certains très âgés, en transpiration, n’en pouvant plus, traînant tout ce qui peut rouler : poussettes, landaus, remorques, vélos, avec des bagages entassés pêle-mêle. Notre eau fut bien accueillie, nos bras aussi, et notre connaissance de Saint-Renan qui nous permettait de guider les arrivants vers les divers lieux d’accueil.
Un souvenir poignant : un vieillard, assis sur une pierre, pleurant à grosses larmes car il ne trouvait plus son bagage, un grand sac contenant tout ce qui lui restait : "Je l’ai donné à Eugénie et je ne sais plus où elle est !" Il était l’image même du désespoir. Alors, une camarade et moi sommes parties dans la foule en criant : "Personne ne s’appelle Eugénie par ici ?" Eh bien, avant la fin de la journée, Eugénie a été retrouvée et le sac rendu à son propriétaire !

Un an plus tard : Brest fin 1945
Les écoles sont maintenant réouvertes à Brest, et la vie tente de reprendre normalement. Un jour, on nous propose une séance de cinéma scolaire. Les distractions sont rares, et nous voilà toutes ravies de sortir de l’internat, de rencontrer des jeunes d’autres écoles : tout cela avait beaucoup plus d’importance que les films  éducatifs qu’on nous avait annoncés, sans plus de précision !
Quelques jours plus tard, une de nos profs me demande : "Qu’avez-vous donc vu au cinéma la semaine dernière ?" Le groupe des internes est rentré dans un tel silence, avec des visages si bouleversés, que je n’ai osé poser aucune question.
Ce que nous avions vu, c’était nos premières images des camps de concentration. Bien sûr, nous savions que ces camps avaient existé, mais nous n’en imaginions pas l’horreur. Ce que nous avons découvert, c’était bien plus que des images. Nous avions 15 ans, nous avions vécu la guerre, la peur, les bombardements, les privations, les deuils. Mais nous comprenions qu’il s’agissait d’autre chose. Nous étions interrogées, atteintes plus radicalement encore au fond de nous-mêmes par la question qui s’est imposée brutalement à nous ce jour-là et qui me poursuit encore aujourd’hui :
Comment cela est-il possible ?
Françoise Taburet










La rue de la mairie et l'église à Saint-Pierre en octobre 1944 après les combats pour la libération










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