Pierre Coat nous raronte des démêlés avec la police dans les années 30 à Recouvrance.
À l’angle de la rue du Pont et de la rue de la Fontaine, il existait un poste de police à Recouvrance.
Etant donné le plongeon qu’effectuait la rue de la Fontaine en
direction de l’Arsenal, il se trouvait que le fameux poste de police,
dont l’entrée donnait sur la rue du Pont, offrait en sous-sol une
petite salle, donnant sur la rue de la Fontaine et qui faisait office
de local disciplinaire. Tous les voyous n’y logèrent pas, la police de
Recouvrance laissant le soin de s’en occuper aux gendarmes, mais tous
les poivrots du coin y défilèrent avec une certaine assiduité.
Je n’ai pas souvenance de tous les Sergents de Ville de l’époque, mais
je puis affirmer qi’ils n’étaient guère nombreux. Il faut dire que les
problèmes de circulation ne les encombraient pas beaucoup et que les
excès de vitesse n’étaient pas fréquents au bon vieux temps des
tramways et des chars à bancs des laitières. A peine les voitures
automobiles, nées de la récente guerre montraient le bout de leurs nez.
Si quelque pochard avait la malencontreuse idée de prendre pour matelas
la chaussée, il se trouvait toujours quelque âme charitable, sûre de
l’impunité, pour aller quérir l’agent L... qui avait vite fait de
dégager la piste, en puissance.
L’agent L... était une énorme masse de viande et d’os. S’il faisait
mine d’engager une poursuite, une force d’inertie imparable le ramenait
sans tarder de la notion de dynamique à la notion de statique. Ne
pouvant mieux faire, il avait l’incontestable don d’un
vocabulaire « choisi » à l’adresse de son partenaire de
l’instant. Ses ignobles menaces ne pouvaient guère atteindre que des
êtres de très bas étage et je me ferai bonne conscience de n’en avoir
retenu aucune.
D’ailleurs les victimes du sergent de ville L... ne trouvaient pas
toutes refuge à la geôle de la rue de la Fontaine. Certains gaillards
qui tenaient solidement la toile, habitués au gros rouge
des « piqueurs de fûts » du Port de Commerce, surent
maintes fois mettre L... à l’épreuve. Les bistrots, quoi que nombreux,
si aguichants fussent-ils, ne pouvaient guère étancher la soif d’agents
en fonction et en uniforme. Il y avait, tout de même, une astuce pour
boire sec et aux moindres frais. J’en sais quelque chose. Ma tante
Marthe tenait la gérance des « Caves de France »,
entre le « Cinéma de l’Union » et la « Pâtisserie
Losquin », et n’avait le droit de vendre que du « vin à
emporter ». Aussi les dockers et autres malfaisants achetaient-ils
au litre et ma tante leur prêtait un quart de marin bien culotté, ce
qui leur permettait d’aller se piquer le nez à l’abri du portail des
« Caves ». Je connaissais bien ce manège, étant souvent chez
ma tante. Or certains croquants en firent profiter L... moyennant
probablement l’oubli de quelque forfait. Et, ce qui devait arriver,
arriva. Je ne fus guère surpris en voyant, un jour, l’agent L...
encadré par deux compères, tous trois pleins comme des outres,
descendre la rue de la Porte, roulant et tanguant à qui mieux
mieux. Ce n’était pas petite affaire quand il fallut entamer la
toute petite côte de la rue du Pont. Mais nos deux chenapans eurent,
tout de même, assez de lucidité pour abandonner notre L... à la porte
du Poste, laquelle se referma pudiquement sur le trop célèbre
représentant de la loi.

Beaucoup
plus véloce était « Jus de Viande », dont je n’ai jamais
connu le nom. Il devait son surnom à un teint violemment coloré qui le
faisait ressemble à une belle tranche de beefsteack. Nul doute
cependant que le gros rouge, dont on usa toujours copieusement à
Recouvrance, ne fut pour quelque chose dans cette coloration…
Mais enfin, sans jamais avoir prétendu faire des prouesses olympiques,
courait-il bon train après les jeunes chenapans dont nous fûmes et qui
n’avaient aucun intérêt à se faire prendre.
"Jus de Viande courait de bon train après les jeunes chenapans dont
nous fûmes et qui n’avaient aucun intérêt à se faire prendre.
Plus d’une fois il nous donna la chasse parce nos mottes de terre,
lancées avec de présomptueuses forces par dessus la Porte du Conquet,
n’atteignaient pas leur but et allaient coiffer un péquenot qui passait
innocemment par là. Ou bien, nous étions tenus pour responsables du
fait que nos « traîneaux » avaient renversé quelque passant
qui n’aurait pas dû se trouver sur la trajectoire d’engins aussi
formellement interdits par arrêté municipal, car on ne pouvait plus
compter les jambes et les bras fracturés.
Il me faut, dès maintenant, entreprendre de décrire la topographie du
quartier de Recouvrance appelé plus spécifiquement Saint Sauveur. La
rue de la Porte étant l’artère principale, les rues du
Rempart, Vauban, Bouillon et Neuve y aboutissaient
perpendiculairement, toutes à fortes pentes. Dès lors, on connaît fort
bien qu'un rez-de-chaussée de la rue Vauban se trouvât au niveau du
premier étage de la rue Bouillon. Il en était de même entre la rue
Bouillon et la rue Neuve. Ces passages, connus des seuls initiés,
étaient appelés "entrées percées". Poursuivis par Jus de Viande, c'est
dans ces pièges que nous l'attirâmes un jour, où plus que d'autres, nos
exploits nous avaient mérité son assiduité à nos chausses. Quand je dis
"chausse ce n'est évidemment qu'une clause de style, car nous ne
connaissons guère que les sabots, avec l'art de nous en servir.
Dans un premier temps, notre premier souci fut de les prendre à la main
pour courir plus facilement et à vitesse suffisante pour que Jus de
Viande ne nous perdît pas de vue. Dans un deuxième temps, nous
dégringolâmes dans la cave de la rue Vauban et y chaussâmes nos sabots.
Deux d'entre nous, Tintin et Tatave se suspendirent aux poutres,
repliés sur eux-mêmes, invisibles, tandis que, en pleine lumière, je
servais d'appât. Jus de Viande, n'écoutant que son devoir, fonça dans
le noir droit sur moi.
Tintin et Tatave lui catapultèrent leurs sabots "en pleine poire", et
sans attendre, prirent la tangente. Le malheureux encaissa, gueula et
battit en retraite comme il put. Par chance il ne nous a pas reconnus.
Du moins quant à moi, les autres ayant déjà une réputation bien assise.
Mon père et ma mère ne surent jamais que je fréquentais de tels
brigands auxquels je laissais le soin des opérations ; alors que,
moins solide, mais réputé intelligent, je servais de stratégie. Je ne
m'en sortis pas mal ce jour-là.
Nous eûmes la suprême audace de remonter la rue de la Porte, d'un air
parfaitement idiot, pour bien constater que le pauvre Jus de Viande
n'avait jamais bien mérité son sobriquet. Nous en pissâmes dans nos
braguettes.
Pour en finir avec nos célèbres sergents de ville de Recouvrance, il me
faut évoquer le non moins célèbre brigadier "Petite Vitesse" (une autre
génération l'appela "Vélocipède", mais j'en resterai à "Petite
Vitesse", l'envers valant bien l'endroit ! ).
C'était l'intellectuel de l'équipe.Il arborait une moustache bien cirée
et une petite mouche sous la lèvre. Il trottait continuellement. C'est
lui qui polissait les procès-verbaux en français valable et les
transmettait, de son pas de chasseur à pied, à travers les rues de
Recouvrance. Ce n'était pas moins une redoutable tâche, car il lui
incombait de faire quelque peu de morale aux parents négligents qui
avaient tendance à laisser leurs morveux faire à peu près n'importe
quoi. Cependant Petite Vitesse était généralement bien reçu, les
parents jouant à merveille les effarés dès qu'on leur parlait en mal de
leur progéniture. Il n'empêche pour autant, que les morveux en question
ensuite de solides raclées.
Il ne vint jamais chez moi, mais je pense que mon père ni ma mère
n'auraient eu à jouer la comédie. Ils me croyaient innocents, et
n'auraient jamais cru à des méfaits qui furent pourtant bien réels.
Je crois que les trois seuls agents de police qui me sont demeurés en
mémoire étaient les seuls représentants de l'ordre de la force publique
à Recouvrance. Je n'ai aucun souvenir de l'existence d'un commissariat
de police dans ce quartier.
Trois agents, c'était peu ! Pourtant Recouvrance avait une redoutable
réputation. En réalité, nous étions des gens sans histoire… à peu de
choses près."
P. Coat